22. nov., 2016

Choc à Cogne

C’est en 2004 que j’entendis pour la première fois le nom de Cogne.

L’ami Michel rentrait d’un périple en Italie autour des lacs avec son Alfa Duetto rouge vif, celle de ses dix huit ans aussi belle qu’en 1968 et ne tarissait pas d’éloges pour le lac d’Iseo qu’il avait préféré à tous les autres. Avant de nous retrouver à Saint-Gervais, il avait séjourné une semaine à Cogne et m’en parlait avec autant d’enthousiasme.

« Cogne ? Mais où est-ce ? » Demandais-je intrigué par cette ville italienne portant un si étrange nom français.

« Dans le Val d’Aoste, en venant de Turin par l’Autostrada numéro cinq en direction du tunnel du Mont Blanc, au niveau d’Aoste tu pars vers la gauche dans la montagne vers le Grand Paradis. »

Grand Paradis, Cogne, ces noms sonnaient étrangement, aiguisant ma curiosité.Je ne connaissais du Val d’Aoste, que Val di Gressoney où j’avais skié trois ans plus tôt. J’avais effectivement été émerveillé par les richesses de cette vallée du Lys que je découvrais et son passé historique autour de la maison de Savoie.

Pour moi qui suis originaire de Bologne, ma connaissance de la montagne italienne se résumait surtout aux Dolomites où je m’étais rendu quelques fois jeune homme avec ma chère cousine Valeria.

Jeune père, j’allais aussi régulièrement dans les hautes Alpes, du côté de Briançon et j’avais toujours beaucoup de plaisir à passer une journée à la paisible Bardonecchia toute proche en passant par le col de l’Echelle. Mais le Val d’Aoste me restait assez inconnu et encore plus ce côté de la vallée voisin du parc de la Vanoise.

Pourquoi n’ai-je eu de cesse de penser à Cogne ensuite ?

Je ne saurais le dire. 

Etait-ce la description enthousiaste de Michel, ou une intuition plus mystérieuse ? Avez-vous remarqué comme parfois nous sommes attirés, appelés, par une maison, une ville, un lieu, comme nous le serions par des êtres, sans vraiment en comprendre les raisons ? Cogne s’emparait ainsi de moi à mon insu. Elle s’invitait dans ma vie en août 2004, mais il me fallut attendre six ans pour vraiment faire sa rencontre.

 Je ne saurais vivre loin de la mer. Particulièrement la méditerranée, cette mer de mes origines, et peut-être, j’aime le croire, de toutes les origines. Pourtant, sans doute par esprit (atavique) de contradiction je ne puis me passer de la montagne. Mes plus grandes émotions avec elle remontent à un voyage en Suisse, à Villars sur Ollon où un ami m’entrainait adolescent en colonies de vacances et plus jeune encore, vers l’âge de 9 ans, où mes parents m’envoyaient en home d’enfants à Megève. Est-ce parce que, dans un lieu comme dans l’autre, je tombais éperdument amoureux et que ces amours naissants de jeunesse agirent par mimétisme avec la montagne ? Peut-être.                                                                                                

Je me souviens clairement de mes émotions pendant ces vacances, particulièrement en été, où en randonnées j’étais enivré par les parfums des sapins, toute cette verdure, cette fraicheur, tellement exotiques par rapport à mes garrigues méditerranéennes. Comme par cet horizon qui n’égalait pas l’infini de la mer, mais s’en approchait par ses promesses d’aventures lorsqu’on en gravissait les sommets. Je n’ai jamais trop aimé les plaines et tout ce qui limitait la vision. Les montagnes à gravir symbolisaient une forme de dépassement par l’effort qu’il fallait engager et étaient promesses de nouveautés dès le sommet atteint et qu’on apercevait enfin l’autre rive. Un peu comme un voyage qui ne finirait jamais au-delà des vagues.

Mon existence ondulait ainsi depuis mon plus jeune âge enchaînant bords de mer et cimes.

Depuis que Michel avait éveillé ma curiosité, à plusieurs reprises j’essayais d’organiser un séjour à Cogne sans y parvenir, dans un hôtel ou l’autre toujours complets, m’y prenant toujours trop tard.                                                                  

Une rencontre ne se produit sans doute pas par hasard, et une vraie rencontre, de celles qui bouleversent nos existences, sûrement encore moins. Seule nécessité fait loi, à croire que l’heure juste ne peut jamais être maitrisée.

C’est en 2010 que la rencontre fut enfin organisée. Avec un couple d’amis nous décidions en août, au dernier moment, de passer une semaine de vacances à Chamonix. Je louais un ravissant et spacieux chalet au pied du glacier des Bossons. Au milieu du séjour, Stefano, une relation de travail d’André avec qui je séjournais, l’appelait de façon inattendue. Apprenant que nous étions si proches géographiquement, juste de l’autre côté du Mont Blanc, Stefano, résidant tous les étés en famille dans son chalet de Cogne, nous proposait de le rejoindre pour un déjeuner. « Allez, venez-donc ! Il n’y a qu’une heure de route par le tunnel, vous verrez, vous ne serez pas déçus, la région est magnifique, vous êtes mes invités. » Rendez-vous fut pris, et nous voilà dès le lendemain sur la route traversant le cœur de ce sommet de l’Europe.

L’entrée dans le village fut un choc. Comme avec ces lieux dont nous sommes surs de les avoir déjà connu dans une hypothétique autre vie. Je ne sais d’où vient cette impression, les scientifiques affirment que le cerveau anticipe parfois les émotions, et rend certaines situations confuses nous donnant ce goût de déjà vu, alors qu’en fait il ne s’agirait que d’un artefact lié à un bouleversement trop fort qui anticiperait la perception de l’information.

J’ai envie de croire qu’il s’agit d’autre chose. A plusieurs reprises au cours de ma vie j’ai ressenti ce sentiment de déjà vécu, mais  avec des situations, où ceux avec qui nous partageons un moment prononcent des paroles que nous croyons dur comme fer avoir déjà entendu et que nous pourrions presque anticiper tant ces moments semblent connus. Pour les lieux cette impression est plus rare. Cela m’était pourtant déjà arrivé en septembre 1985, lors de mon voyage de noces, alors que je poussais pour la première fois de ma vie la porte du café Florian de Venise. A peine à l’intérieur, je me dirigeais naturellement vers une table, comme un habitué qui s’installerait toujours à la même place. Je regardais exalté ma jeune épouse et lui affirmais que j’étais sûr d’être déjà venu dans ce bar dont tous les moindres détails me semblaient familiers. Je lui jurais m’être déjà assis à la même place, j’en étais sur.

En entrant dans Cogne, sans en comprendre plus les raisons qu’à Venise, j’eu cette même intuition. J’étais ici chez moi.

Enfin. Particulièrement pour moi en quête d’origines. Fils d’une lignée de déracinés, un mixte de juifs originaires d’Afrique du Nord, chassés d’abord d’Israël par les romains après la destruction du Temple en l’an 70, puis de l’Espagne par Isabelle la Catholique en 1492, naturalisé français d’Algérie grâce au décret Crémieux en 1870 pour une part, et de mes racines italiennes par un grand-père et une grand-mère fuyants les geôles mussoliniennes vers la France au milieu des années 1930 d’autre part, je croyais retrouver enfin, sans en comprendre les raisons au cœur de ces montagnes, mon lieu de l’ancrage.  Ce sentiment totalement irrationnel m’emplissait de joie, tant cela ne faisait pas doute, tant je me sentais bien, et tant tout m’apparaissait magnifique dans ce village que je déterminais comme le mien. Mais n’est-ce pas la même chose pour l’amour finalement ? Cet élan, engagement total de l’être, n’est-il pas le lieu de la détermination et de la nécessité plus que du hasard ? L’harmonie et la beauté de Cogne m’aidaient considérablement à cette fulgurante adoption. Ce lieu qui avait su garder son authenticité, comme c’est souvent le cas en Italie, tout en harmonie avec ses toitures en lauze, son immense plaine encadrée par des montagnes formant un V victorieux désignant en son milieu le magnifique domaine du Grand Paradis, donnaient une apparence parfaitement ordonnée comme si le Grand Architecte en avait symétriquement dessiné les contours pour le seul plaisir des yeux. Le vert tendre de la plaine où finissaient de chaque côté des montagnes les verts foncés des sapins en rajoutaient à l’harmonie. Chose étrange, à plus de 1500 mètres d’altitude, il régnait une atmosphère presque méditerranéenne. Comment était-ce possible ? Est-ce parce que nous étions sur le versant sud du Mont Blanc tournés vers cette méditerranée pourtant si lointaine ? J’apercevais même quelques conifères, et je ressentais un climat bien plus doux et moins humide que celui de la Savoie que nous avions quittée une heure plus tôt. J’étais totalement abasourdi.

Encore pris par mes pensées, Stefano nous accueillit avec cette décontraction et cette élégance tellement italienne. C’est bien dans ce pays, patrie de mes ancêtres, que la célébration de la vie est un art avec lequel on ne négocie pas. La joie est obligation, plus que chez nous en France où le mécontentement est coutume nationale. L’Italie est le pays où l’on se réjouit, et je n’oublierais jamais mes tantes, chères et adorables petits bouts de femmes, n’étant que joies et sollicitudes lorsque j’arrivais chez elles. Ayant si peu foi en moi habituellement, je prenais ma dose d’amour et de confiance tant je devenais la merveille des merveilles le temps de mes visites. Mon adorable Italie qui sait si bien chérir ses enfants.

A peine arrivés, et après nous avoir fait visiter sa maison, Stefano nous emmenait à Valmontey, un ravissant hameau juste au-dessus de Cogne, pour déjeuner de savoureuses tagliatelles aux cèpes. Après ce déjeuner où nous trinquions à cette vie, merveilleuse vie qui nous avait réunis, nous décidions d’une petite promenade qui allait me rendre définitivement amoureux de ce paysage qui portait si parfaitement son nom de paradis. Une petite boucle digestive de quelques kilomètres jusqu’au fond de la vallée, rien de bien sportif, mais un rêve de montagne qui s’annonçait. Plus j’avançais sur le chemin, plus je devenais ivre, de cette véritable ivresse, bien loin de tout ce que pourrait produire sur le corps le vin ou les drogues, une ivresse joyeuse, extatique, euphorisante, l’ivresse du vivant ! J’avais dépassé le groupe pour marcher seul, comme j’aime souvent le faire en montagne, ne voulant pas être distrait par les bavardages des autres et perdre ainsi en parfums, sons, vent frais sur les joues, visions colorées. Peut-être est-cela la vraie méditation ? Cette marche en avant qui nous porterait à l’union avec la nature dans l’ici et maintenant sans rien espérer de plus. Et ici elle resplendissait cette nature, les herbes elles-mêmes semblaient ployer sous la joie, j’aurais aimé entrer dans chacune d’elles, essayer d’en comprendre la chimie, la structure, pour tenter d’approcher la marche du monde dans cet infiniment petit. Si je n’avais été seul sur le chemin on aurait pu me croire fou, chantant et marchant au rythme du ruisseau, des grillons, des méthodiques et déterminées fourmis que je prenais  soin de ne pas écraser, aveuglé de couleurs, surmonté par ce ciel d’août bleu, souriant et aimant. Un fou oui, mais tellement en paix. Ce sentiment qui m’emportait était bien le même que celui qui nous faisait perdre pieds, qui prenait le pas sur tout le reste, celui que l’on éprouvait lorsqu’on tombait amoureux. Ce verbe est tellement bien choisi en français, « tomber » dans l’amour, perdre ses repères, ses certitudes, ses préjugés, adorer ce que nous fréquentions mais que nous n’apercevions pas jusqu’au trébuchement vers l’aimé.   Il y a tant de choses que nous côtoyons sans les voir tellement nous sommes pris de nous-mêmes, par nos occupations et la fureur de la modernité. J’aime et j’ai l’amour de la nature dans le sang et ici il était à son comble. Cette idée que toute chose fait partie d’un tout, que contrairement à ce que nous croyons souvent, nous ne sommes pas seuls, que nous ne pouvons rien ou presque sans la source de tout, divine ou pas peu importe, prenait là tout son sens. Je me sentais ivre de cette conscience, au delà de la peur, ivre d’amour --seul rempart contre elle--, ivre de cette nouvelle foi et de l’allégresse qui s’emparait du rythme de mes pas au milieu de ce Tout que nous ne fréquentons plus assez dans nos vies modernes. Ce Tout dont nous sommes une part qui ne demande qu’à être rassemblée pour être enfin en plénitude. C’est ainsi que je reçus mon premier choc à Cogne.

Il fut aussi violent qu’aimer.