29. août, 2015

Paolo Pasotto

Cher Paolo, en réalité tu comptes sans doute plus pour moi que l’inverse. Enfin je l’imagine ainsi. Tu fais partie de ceux qui ont forgé l’enfant que j’étais. Pour toi sans doute je ne devais être qu’un enfant parmi d’autres, même si j'étais celui-de ta chère cousine Aurora, mais pour moi tu étais surtout un drôle de cousin.

Il est vrai que nous nous sommes peu fréquentés finalement.

Tu étais un adulte si différent de ceux que je côtoyais. Original, spécial, oui c’est ça, tellement spécial.

Héritier d’une usine de feux d’artifices que tu faisais exploser par accident, tu devenais un artiste peintre reconnu, mais aussi un écrivain, un marionnettiste qui faisait jouer et fabriquait ses marionnettes, et tu étais aussi un mystérieux adepte de Rudolph Steiner, étudiant l’anthroposophie toute ta vie. Imagine comment ton drôle de personnage mettait mon imagination en ébullition !

Mais surtout, tu étais ce type avec cet air toujours dans la lune qui nous accueillait débonnaire dans des vêtements trop amples à l’atelier de couture de la Iole ton épouse, où dans votre maison de campagne « la Pila » au milieu des collines de Bologne.

A peine ouvrais-tu ta porte que je retrouvais ce sourire si grand qui coupait ton visage en deux avec cet air semi-ironique de celui qui ne prend pas trop la vie au sérieux, mais pourtant si doux et heureux de nous voir. Tes yeux rieurs et gourmands de l’épicurien qui savoure chaque goutte de vie, chaque rencontre comme un cadeau. Mais surtout, on ne ressentait chez toi aucun désir de s’emparer de l’autre, une sorte de détachement de l’âme, malgré le fait qu’à notre arrivée pourtant tu nous embrassais et touchais comme du bon pain.

Pour l’enfant que j’étais, je voyais ce drôle de type qui n’avait jamais l’air de travailler, n’avait presque aucun besoin matériel, ne vendait pas ses toiles malgré sa grande notoriété, et ne se faisait pas payer pour ses marionnettes magnifiques. Il est sur que la société de consommation avait peu d’emprise sur toi à une époque où elle était pourtant à son apogée.

Décalé, tu étais à mes yeux un vrai artiste.

J’étais aussi fasciné par tes tableaux auxquels je ne comprenais rien. Ces tableaux abstraits qui me posait si jeune la question de l’art.

Et il y avait aussi ces livres que tu avais écrit, dont un m’a suivi toute ma vie et orne encore ma bibliothèque. Ce livre que je n’ai jamais lu, tellement tout semblait résumé dans son titre effrayant « Endura ».

Peut-être inconsciemment avais-je l’intuition que j’allais avoir une bonne dose de dur dans ma vie à venir..

Je me souviens de ma dernière visite à la Pila, je devais avoir 26/27 ans peut-être, ce jour où mon chien avait dévoré une de tes poules dans le champ. Je ne t’avais jamais avoué ce crime canin !

Je me souviens du parfum des tissus fraichement coupé dans l’atelier de ta femme la Yole,

Je me souviens de sa douceur, de son regard malicieux, de sa voix si particulière, de son élégance qui la faisait reine avec presque rien sur le dos,

je me souviens de votre appartement dans ce palazzo du centre de Bologne, ou l’ambiance était minimaliste, un magnifique canapé Cassina en cuir noir et rien d’autre au milieu d’une pièce parqueté ornée d’un miroir reflétant les visiteurs,

je me souviens de ton pas chaloupé, comme un ours heureux de tout ce miel que la providence mettait à sa portée,

je me souviens de tout cela et j'ai pensé que je ne te l’avais jamais dit, et qu’il faut parler aux vivants pendant qu’il en est temps.